Célébrations au rabais ou le déclin du sentiment patriotique

Il y a 3 ans, l’Algérie célébrait un demi-siècle de souveraineté. L’on se souvient aussi que l’évènement fut un triste bide en dépit de l’importance du symbole qu’il représentait. C’est que l’opportunité d’une date, clôturant un cycle historique, n’avait pas été mise à profit par le biais de travaux critiques relatifs à la longue marche du pays. On lui préféra même le recours à la glorification mensongère alors que la notoriété de l’Algérie s’est toujours traduite par le caractère tourmenté de son passé et les haines recuites des acteurs politiques se faisant une guerre sans merci durant cinq décennies (1962 à ce jour). En somme, il y avait matière à examiner sans concessions les différentes séquences relatives aux multiples prises de pouvoir afin de mettre en relief, à la fois, la permanence de la culture putschiste et le caractère factice de la totalité de nos scrutins électoraux. C’était d’ailleurs là que des sujets majeurs qui n’avaient été qu’effleurés «localement», alors qu’ils suscitèrent une importante bibliographie éditoriale en France, notamment. Or, trois années plus tard, le recours à la démagogie est toujours à l’usage chez les mémorialistes fonctionnarisés qui préfèrent louvoyer avec la réalité en accordant une importance surfaite aux rares succès engrangés en 50 ans par l’Algérie. Rien donc n’a changé dans la manière officielle de braquer les projecteurs sur les pans de l’histoire récente. Car le désir de la falsification des faits demeure la seule échappatoire aux réquisitoires des historiens scrupuleux. Pourtant jadis, Mostefa Lacheraf mit en garde le personnel politique contre cette propension à la «sentimentalité parfois bêlante» qui tourne le dos à la véritable décantation historique. La fameuse mise à jour permanente grâce à laquelle le roman national est appelé à «survivre et perdurer», ajoutait-il.
Dans le droit fil de sa pensée, il posait, en ce temps-là déjà, la question du rapport des générations montantes à l’histoire du pays. A ce sujet, il conseillait d’en finir avec, entre autres, «la démesure pseudo-héroïque et le recours aux seuls mythes avantageux» qui agacent plus qu’ils n’édifient la jeunesse et la détournent une fois pour toutes de l’héritage national qu’il soit proche ou lointain. Bien que datant de 1985, l’appel de Mostefa Lacheraf demeure à ce jour ignoré par les dirigeants qui se sont succédé. Lesquels tout en s’accommodant des momifications historiques, n’ont pas hésité à s’imiter dans l’usage des subterfuges relatifs à la personnalisation de la geste héroïque. C’est ainsi que des biographes véreux ont raconté des existences imaginaires au profit de leurs commanditaires d’où l’on pouvait apprécier le recours abusif à des légendes.
Même les repères du calendrier national y ont subi cette altération des sens qui furent les leurs. Sans que l’on sache comment la date du 5 Juillet fut quasiment sortie de la narration du roman national, l’on peut par contre reprocher à la plupart des régimes, ayant gouverné le pays, de ne s’être pas inquiétés de sa démonétisation. Et surtout encore de n’avoir manifesté aucun intérêt à replacer cette date de référence dans la centralité de nos célébrations, à égalité avec le 1er Novembre. C’est qu’en l’espace de 53 années, cette journée est passée de l’exubérance populaire à l’insignifiance la plus ennuyeuse. De réclusion mémorielle en enfouissement délibéré, elle n’est précédée d’aucune mobilisation et moins encore de signaux distinctifs émanant de la maison du pouvoir. Rien si ce n’est une corvée protocolaire vite expédiée. C’est dire qu’en matière d’engouement patriotique, ce n’est pas du côté des chaumières qu’il faut aller tisonner pour ranimer la flamme identitaire. Car, en fin de compte, ce sont généralement les populations seules qui vouent au culte des souvenirs (et par conséquent à leur célébration) un intérêt primordial. Existentiel dirons-nous. Perçues comme les antidotes à la dissolution de la communauté, les dates fonctionnent comme des vigies. Celles qui indiquent les socles sur lesquels ont été érigées les règles du «vivre-ensemble». En clair, il n’existe guère de nations sans référence à la règle d’un «destin commun» qui leur sert de liant. Or, parmi la cohorte des sociétés martyrisées tout au long de leur histoire, l’Algérie est de celles qui portent en elles les stigmates les plus marqués. Autant souligner qu’elle avait moins de droits que d’autres de solder les résistances du passé au prétexte que même les pages de l’Histoire ne devraient pas empêcher l’oubli de faire son œuvre ou l’amnésie, par conséquent, d’être considérée à son tour comme une «hygiène» des nations.
L’Algérie ne saurait être dans ce cas. Car elle n’a, pour se souvenir d’elle-même, que ces dates commémoratives autour desquelles s’est forgée une identité nationale séculairement niée par la colonisation. Or, l’insignifiance avec laquelle est célébrée la fête de l’Indépendance montre bien que la pente de la décadence est bel et bien entamée. Dès lors que le roman national n’inspire même plus de la joie chez la jeunesse, il faut donc commencer par craindre que dans peu de temps, émergera une génération qui ne saura plus indiquer la date de naissance (ou bien de renaissance ?) de ce pays.
B. H.

Condition féminine : la traversée des échecs

Pourquoi tout ce qui est susceptible de nous interpeller au sujet du statut de la femme apparaît comme attentatoire aux valeurs morales de la société ? Celles que l’on suppose gravées dans le marbre et auxquelles il serait inapproprié d’y déroger. En tout cas, c’est ainsi que les législateurs en perçoivent le sens. C’est-à-dire une chausse-trappe politique pour peu que l’on veuille perturber cet immuable ordre des choses.
D’ailleurs nos députés et sénateurs justifient leur méfiance de ce genre de débat en arguant, chaque fois, qu’il n’y a pas lieu de légiférer spécifiquement sur les droits de la femme alors que le code de la famille est en mesure de fournir les garanties à l’ensemble de la composante de la cellule première. Et c’est ce qui vient de se passer précisément au Sénat où, semble-t-il, le président de cette chambre aurait estimé plus «sage» de laisser dans les cartons un projet de loi sur la violence faite aux femmes alors que celui-ci venait d’être adopté par l’APN et n’attendait que cette dernière lecture. Voilà donc un renvoi aux calendes grecques qui en dit long sur les scrupules qui habitent la conscience de ce parlement de fantômes. Car, dès lors qu’il ne sut qu’opposer un refus de débattre, le Sénat venait de créer un précédent. Celui de s’inscrire en faux par rapport aux dispositions réglementaires. Notamment celles dues à la nécessité de respecter la navette d’un texte de loi, examiné auparavant par la première Chambre (APN) et pour lequel il était en devoir de s’astreindre à la traditionnelle seconde lecture. L’entorse à la procédure classique est, dans ce contexte, significative dès l’instant où elle prive le pouvoir judiciaire d’une batterie de textes destinés à compléter l’arsenal en train de se mettre en marche au profit des droits des femmes.
C’est dire donc que le combat émouvant des Algériennes continue à être perçu par d’importantes strates influentes comme le cheval de Troie d’une aliénation des codes de la religion. Rien que ça ! Mais alors comment se fait-il que ce combat, mené depuis des décennies, n’ait pas pu imposer le moindre consensus autour du statut de la femme alors que cela avait rapidement abouti chez nos voisins tunisiens ? L’on peut penser que cette différence de traitement s’expliquerait d’abord par les péripéties historiques de chaque pays, puis par l’émergence des élites politiques qui ont pris la tête de chacune des nations. Et c’est cette étape décisive qui a permis de faire «ailleurs» le saut qualitatif alors que l’on s’est contenté «ici» de restaurer les archaïsmes de la société d’avant le bouleversement de la lutte de libération. Autant donc admettre que la lutte des Algériennes prendra encore du temps et consumera beaucoup d’énergie avant d’aboutir. Mais quand ? Difficile de spéculer sur le temps nécessaire alors qu’il est désormais loisible d’imaginer le «comment» pour y parvenir. Et ce «comment» réside d’abord dans une émancipation de tous les tutorats habituels. En clair, ne plus rien attendre des louvoiements de la puissance publique trop calculatrice pour transgresser positivement les niches sociales où se cultive un traditionalisme pernicieux. Mais également ne plus faire confiance aux pouvoirs politiques dont le talent réside seulement dans l’instrumentation à leur profit de la résistance des femmes. Or, pour qu’une véritable révolution des mœurs s’accomplisse dans nos terres, il faut nécessairement que la gente féminine s’investisse en nombre dans l’activité politique afin de balayer 20 siècles de préjugés. Et le premier des tabous qu’elles doivent briser serait cette mystification relative à la seule aptitude de l’homme à exercer le magistère de guide et de leader. Un demi-siècle d’exclusion de l’espace public, en dépit de la parenthèse héroïque dont certaines d’entre elles firent preuve, témoigne d’un déni de justice. Celui sur lequel s’est élaborée cette prépondérance à la discrimination des femmes que des castes politiques exercèrent avec, pour seule fin, celle de monopoliser les responsabilités politiques et de ne concéder aux femmes que les rôles des suffragettes dans les appareils. C’est ainsi d’ailleurs que le timide rétablissement des libertés publiques, intervenu en 1989, n’a permis aux collectifs féminins les plus entreprenants de ne s’organiser qu’en associations caritatives ou socioprofessionnelles.
Exclues des enjeux cruciaux qui sous-tendaient à cette époque (1989) alors le projet de refondation de l’Etat, elles finirent par n’être que des microcosmes à la visibilité quasi-confidentielle. Pis encore, toutes leurs marches ou leurs sit-in, leurs pétitions ou leurs manifestes furent systématiquement détournés et leurs contenus édulcorés.
Le pouvoir d’Etat, ayant en tous lieux besoin de se faire une «religion» sur la question relative au code de la famille, parvint à embrigader aisément de nombreux réseaux associatifs dont il fit par la suite des agents de sa propagande et même pour certaines d’entre elles des députées aux carrières bien remplies. A leur tour, les formations politiques, proches de l’obédience islamo-conservatrice, s’attelèrent à recruter puis à former de bonnes sœurs dans la foi, lesquelles firent souvent preuve d’une agressivité étonnante dans la défense des traditions de la soumission et de l’éloge de l’inégalité de vocation entre homme et femme. C’est ce décalage entre l’attente d’une abrogation et le réformisme concédé par petites touches que naîtra chez certaines militantes le sentiment d’avoir été fourvoyées. A l’évidence, ce n’est plus à ce type d’engagement, confiné à la lisière du véritable pré-carré de la politique, que la cause des femmes a besoin dorénavant. Faire de la politique un exercice à plein temps et surtout à l’abri des condescendants parrainages permettrait de mieux peser dans un rapport de force jusqu’à imposer un débat national.
Car il est grand temps de briser ces fatalités ancestrales qui privent une société des bienfaits de la parité et la condamne à toujours avancer à cloche-pied. Cela étant, le président du Sénat qui se met aux ordres de certains lobbies a-t-il au moins pensé auparavant à ce qu’il en coûte toujours à l’Algérie d’avoir deux collèges de citoyens ?
B. H.